De l'argile aux hommes la vie prend son temps. Chacun pousse sa petite affaire. Une grenouillère suffit pour faire un monde de racines et de branches, des nids pour les canards et des coins tranquilles pour les couleuvres. Dans ces paquets de choses, des formes sont nées, des saisons connues et inconnues ont donné ou repris des chances, des feux inattendus et des trombes d'eau ont repoussé des limites ... Des digestions de plus en plus raffinées, des bouches de plus en plus exigeantes, des queues pour avancer , des yeux pour voir, des pattes pour grimper, des vies aux aguets, des gestes calculés, un début de mémoire... Il paraît que les vers de terre en ont... telle fut l'aventure dont Charles Darwin, plus astucieux que les prophètes, dénoua quelques fils au large du Pérou.
Les hommes, plus orgueilleux que les singes et plus menteurs que leur ombre, se sont vantés de leurs origines divines. Ceux qui descendirent de Vénus ou sortirent de la cuisse de Jupiter durent faire de la place aux enfants de Dieu chassés du Paradis Terrestre... Si grand fut le miracle que Dieu se permit d'engendrer des saints et des fils de putes, des reines et des filles de joie, des morts-nés et des faibles d'esprit, enfin toutes sortes de bipèdes ayant une âme. Ces enfants du Seigneur faisaient quelques tours autour du Soleil, le temps de planter des choux ou de bâtir des capitales avec des temples , des églises et des murailles... Pris de fièvre, piqués par un serpent ou pendus par leurs semblables, ils finirent dans un trou ou dans un bûcher, renvoyés aux éléments comme lettre à la poste. Certains empereurs prirent la chose du bon côté : " Je sens que je deviens dieu..." de pauvres bougres se virent tiraillés entre des anges et des diables, d'autres se crurent inondés de lumière, beaucoup furent asphyxiés entre deux prières et mille douleurs... la bouche tordue, la pomme d'Adam saillie pour la dernière syllabe.
Entre le premier et le dernier cri, les hommes bougent. La plupart tournent en rond les yeux rivés sur leur nombril. " Qui sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous? ..." Voilà ce qu'ils répètent à longueur d'années, comme si l'enfance, l'Amour et la mort débordaient de mystère après trente mille générations. Une fois qu'ils ont un bout de réponse à leurs angoisses existentielles, voilà qu'ils reprennent du poil de la bête et se lancent dans leurs aventures préférées. Mâles et femelles se conjuguent au singulier ou au pluriel pour des amours et des regrets éternels, matières à des octosyllabes ou des alexandrins gardés dans les livres. Pédagogues de l'infinie gymnastique des couples et de l'étrange relation des cervelles rapprochées dans les lits, les films et les chansons allègent les corps et donnent du poids aux âmes.... Ainsi font les petites marionettes entre les mains de Vénus. Le Bonheur tient à quelques fils dans le théâtre amoureux. D'un infini l'autre, la poursuite de nos aventures est affaire de Guignol et de Gendarme, ce que les menteurs appellent notre " Vie sociale ", vaste blague où les ventres pleins et vides font la paix ou la guerre, où la justice balance entre le manque de pot et le pot-aux-roses. Les jours se suivent sans autres raisons que les lois de Képler et de Newton , les hommes n'y sont pour rien et les dieux pour pas grand chose... Il arrive que quelques uns se moquent du calendrier et des horloges, ne prennent des jours que la lumière, en couvrent les murs puis par magie mettent des horizons plus lointains à portée de leurs mains. Qu'on se rassure, la fatalité demeure. Quelles que soient les lumières et les murailles une certaine loi suit son cours: on n'a jamais vu de sociétés humaines se guérir de penchants pour la mort. Le maximum des libertés consiste à multiplier les probabilités de non-retour. Au train de vie qui est le nôtre nous n'avons plus de choix qu'entre la guerre, la déchéance et le naufrage... Mais qui sait? Il suffit d'une île déserte, de quelques outils et de cannibales pour se remettre en selle...
