La Peinture se trouve là où j'ai décidé qu'elle est.
En d'autres temps je l'aurais faite pour l'évêque ou le prince, installée dans une cellule ou un réfectoire, posée sur un parchemin près d'une vie ou d'une prière... J'aurais tracé des portraits nobles ou marchands, peint des petits ponts sur des rivières lointaines ou tracé des vols de corbeaux sur les ruines de Rome... Dans une plaine immense, j'aurais lancé des chevaux de course ou placé un homard ... Sous la verrière d'une gare soufflé les vapeurs d'une locomotive, un autre jour réduit en morceaux des pipes, des journaux, des profils de femme, pour jouer aux cubes... Une autre fois fait perler un monocle sur des montres molles... Si j'avais plongé dans Jean-jacques Rousseau, comme Achille dans le Styx et Marcel Duchamp dans New-York, je me serais jeté sur la société comme on se jeta sur les plaies du Christ. J'aurai mis le nez sur ce qui mue, remue et fait le vacarme de la vie... J'aurais montré au doigt et à l'oeil la direction du monde, le comment du commencement, posé des signes frénétiques sur des montagnes d'évènements, des couleurs sur les hontes et les ombres de la vérité... Je serais allé jusqu'aux grands collecteurs de nos sillages, j'aurais dit "ça pue!" en puant moi-même de tous mes frottements d'égoûts, de cambouis et de rat des villes, j'aurais bricolé des machines à enfoncer les clous dans le sable, des ventilateurs contre les courants d'air, des thermomètres à climat, des aliments à chier par la bouche...
Mais mon plaisir consiste à prendre la tangente à la Terre. Comme vous savez elle montre l'horizon et si vous y êtes et allez droit vous décollez très vite et faites une ligne de vol qui vous change de présent comme un noyau chassé d'une cerise... Vous gardez cette direction qui vous mène à 360 ° quelque part dans l'entre-deux des planètes et des galaxies, sorte de vide excessif, bruissant de rayons stellaires et d'ondes dangereuses, à la merci d'une caillasse bolide, d'un paquet de poussières et de neige, de chaleurs insupportables qui vaporisent et de fatales congélations vers -260°C qui ne conviennent qu'à quelques bactéries enfermées dans la masse... Donc, vous étant mis aux extrêmes, sûr de ne pas en réchapper , blasé de la lecture des canards terrestres et à court de folies furieuses, fort de tout l'oxygène que vous emportez depuis l'enfance, de votre santé précaire entre deux maladies, des amours dénichés dans les yeux de quelques lyonnaises, siciliennes et normandes, vous vous occupez de votre testament sans faillir. N'ayant vécu que d'apparitions dans vos assiettes, votre lit, sur vos chemins de la nuit et du jour, votre présent dans votre tête et votre penchant pour autrui né dans les images plus que dans les poignées de mains, vous avez considéré que dans la pièce de votre séjour, il fallait aux murs des fenêtres sur vos désirs... Lesquels sont des bestiaux peu commodes, prennent figures humaines à la manière de tendres ou cruels fantômes, résumés d'histoires à peine vécues, de familles infondées, d'amours perdues d'avance ou de nostalgies qui ne sortiront pas du sablier où vous coulez vos journées... Les jeux sont toujours faits et on ne joue pas deux fois... Don Juan en mourut de rage... Aux cuisines ou dans les jardins , les personnages considérables sont le temps qu'il fait et le moment du jour... Le reste est sans importance, car les gibiers ou les fleurs sont indifférents aux hommes, comme le soleil et la lune au-dessus de nos chimères...
