A PROPOS DES POIRES
.................Il existe une infinie variété de poires. On trouve des poires à couteau (ou de table), des poires à faire des poirés, des poires sauvages . Je connais 48 espèces de poires à dessert , on doit pour l'ensemble de toutes les variétés friser les sept ou huit-cent. Ce n'est pas cela qui m'intéresse.
.................Les poires sont méconnues parce que notre imagination les a laissées tomber. Elles n'ont pas résisté à l'invasion des fruits exotiques débarqués par avion. Les ananas, les bananes, les oranges, les kiwis et tous les fruits faciles ont pris le dessus. Les amateurs ne sont plus les mêmes. Une clientèle massive pousse des files de charriots inoxydables entre les cornes d'abondance de l'agriculture " raisonnée" , entre les tas de molécules qui sont la gloire de nos chimistes et de nos agro-alimentaristes. Cette clientèle exige du frais,de l'hygiène et de la simplicité dans son alimentation. Il est urgent qu'elle mange vite pour profiter du travail flexible et des jeux télévisés. Or les poires se moquent du peuple.
..............Ce sont des aristocrates, des fruits de rois... Des générations de jardiniers dévoués, le sourire de quelques monarques, ont avec doigté fait courir la sève des poiriers aux bons endroits pour que le soleil y dépose des parfums plus subtils que ceux de l'amour. Ces hommes, ces princes attentifs à la chair , savaient comment se greffent les rameaux sur des troncs de trois ans. Ils taillaient et coudaient les jeunes branches pour qu'elles profitent des mouvements du soleil. Cette économie du bonheur consistait à aimer l'arbre avant le fruit. Les bonnes, les très bonnes poires n'ont pas de goût au sens ordinaire, elles dégagent des arômes aussi particuliers que ceux des grands vins. Ils se suivent comme les vagues d'une mer intérieure, demeurent en bouche et débordent, envahissent la mémoire. On peut, vingt ans après, se souvenir d'une poire...
...............Les temps ont changé puisque avec le progrès tout peut se reproduire n'importe-où. En particulier dans le domaine des goûts et des parfums de la production de masse. Une truie peut sentir la caille. Dans ce contexte d'harmonisation et de régulation des appétits, les poires chipent des névroses, déraillent, tournent à vide. Je suis allé dans le secret de certains vergers pour voir comment elles supportent leur nouvelle vie. C'est hallucinant. Elles se métamorphosent. Elles nous copient. Elles refont le monde. Bref, elles nous ressemblent... Mon père cultivait à l'ancienne trois mille poiriers , je dirais même qu'il m'éleva comme ses arbres , en silence ou en chantant, dirigeant la sève à coup de sécateur. Il faisait mal , mais j'ai su pourquoi : il avait vingt-six ans. Blessés, couchés, en rage... un colonel de la Wermarcht organise devant les soixante survivants d'un bataillon de neuf-cents chasseurs un défilé de parade et la présentation des armes :" Vous...Braves soldats Français!" Juin 1940 ... Je voudrais qu'on imagine quelques tranches de vie des poires de ce siècle...
