LA FAMILLE ... (2)
 
 
dahlia blanc et reflets . verneusses.photo michel ducruet Qui fut l'amant de Lucette Almansor et le maître de Bébert? Un enfant de banlieues, né d'une dentellière et d'un licencié ès lettres, élevé aux nouilles et certifié d'études primaires en 1906. La famille fut donc généreuse quand les pères distribuaient des baffes... Pour autant que je m'en souvienne, je reçus ma première à table où je baillais les bras en l'air... Tenir son rang fut donc affaire de modestie tant que je bus à ma timbale et me servis d'une fourchette miniature pour piquer des rondelles de carottes... Tenir sa langue permettait de tendre l'oreille et d'affûter ses conjugaisons en profitant de celles des autres. Je buvais de l'eau coupée de vin, me livrais à des distractions les jours de purée quand ma mère avait versé le jus des beefsteacks dans un puits nommé puits d'amour, creusé au centre, et qu'avec la fourchette je faisais des canalisations souterraines pour que ce jus fasse le tour de l'assiette... Tout l'amour que j'ai de ma langue date des conversations à table. La plus extraordinaire vint d'un professeur de Grec qui se vengeait de ses coquillettes en salade en nous racontant l'histoire d'Ulysse. Il s'appelait Raoul Dupré, écrivait des livres que je lus plus âgé et dont la prose musiquait en grec sur des amours anciennes. Il connut Buffalo Bill. Il avait un formidable piano à queue, de la place, des livres, des cheveux blanc, un mètre quatre-vingt dix et une toile d'Alain Gerbault.
Ducruet. Dalhias. ©. 2007.
Les grandes personnes travaillaient sans filet devant leur progéniture. Trois heures de bavardages autour des saladiers et des soupières, à prendre ou à laisser ... Vers huit ans je sus que les "Holland Holland" faisaient partie des meilleurs fusils du monde, d'innombrables histoires de chasse où les bêtes avaient eu de la chance, ce qu'il fallait faire contre les vipères, comment nettoyer les carburateurs, pourquoi les six cylindres sont inusables et quel air avaient les Rosengart des années trente... Les invités y allaient de leurs aventures de jeunesse, de la drôle de guerre et de l'occupation... histoires de viandes sous les épinards, de truites prises à la main, de kilomètres à vélo sur des jantes cerclées de corde... L'attaque allemande en Russie, les bois coupés à la bonne lune ou les accidents mortels contre des goudronneuses... Les médecins commentés et comparés, les ivrognes protégés par le bon dieu, les rebouteux à moitié sorciers, les grossesses difficiles, les mariages malheureux, les régimes sans sel, les cafards du boulanger...On concluait souvent sur le rappel de mes âneries... mais sans lamentations car tous les soirs les compteurs passaient à zéro et je m'endormais du sommeil du juste après la volée... Le catalogue de Manufrance donnait de la charpente aux encyclopédies orales: j'ouvrais sur les cycles "Hirondelle", les hameçons anglais, les cannes en bambou refendu, les lignes à anguilles, les fixe-moustaches pour la nuit ou les canons d'alarme pour les propriétaires ... A la page des carabines un gamin en culottes courtes tirait une pie dans un cerisier. Vers six-sept ans, bourré de tournures, de noms propres, de mots et de racines, je trempais dans l'encre violette et passais de la table aux livres sans images pour jouer dans la cour des grands, faire le tour du monde en quatre-vingt jours, chasser l'ours de Bornéo, dompter les tigres et rencontrer Livingstone...
 
dahlia blanc et reflets . verneusses.photo michel ducruet
Les parents faisaient leurs affaires comme des dieux dans l'Olympe. Moins on les dérangeait et plus on avait d'heures pour les bouquins, le mécano, les bouts de bois... les patins dans la rue... les tire-boulettes ... On poussait ... les nerfs solides, les chevilles bien rôdées, cultivés comme des plantes, exposés au soleil, rentrés par temps d'orage... Un soir d'hiver, dix heures... Mon père, le revolver,... " Qui est là?..." Silence .... bruits bizarres... Parlez ou je tire!... les pas qui s'en vont... On n'a jamais su qui c'était... Une autre fois mon frère au lit, qui secoue la tête... je le dis à maman qui passe de l'amidon sur une chemise... cris d'épouvante... Elle en a déjà perdu deux... la course avec le gosse dans une couverture... La mort en direct... les heures où on reste sage chez la voisine... il s'en est sorti, ils ont couru comme des fous, crié à l'antique, cassé la tête du toubib qui n'avait rien vu venir ... porté des fleurs à la femme de l'infirmier qui avait crevé l'abcès au tympan dans les trente secondes... L'enfance, la mort, l'amour... nous avions tout sous la main... Je me rappelle que les petits devaient se tenir droit, ne pas poser les coudes sur la table, regarder en face et répondre comme il faut ... Que les grands avaient des secrets et qu'ils allaient où ils voulaient...
Ducruet. Dalhias. ©. 2007.
 
 
dahlias et reflets . verneusses. photo michel ducruet
Ducruet. Dalhias. ©. 2007.
 
 
 
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