Dans les tombeaux il y eut des épées, des bijoux, des vases, des chiens, des bronzes, des serviteurs , des inscriptions, plus ou moins utiles... Ce qu'ils avaient aimé partait avec les morts et les vivants laissaient faire. La Peinture est plus ancienne que l'Homme moderne. Née sans doute sur les corps, bien avant de nous attendre au fond des grottes, puisque dès Néanderthal quelques défunts couverts d'ocre rouge eurent droit à un supplément de fleurs posé sur la fosse. Les tombes d'Egypte foisonnent d'images vives et les riches romains claquaient des fortunes pour des tableaux à l'encaustique. Nous avons projeté devant nous quarante mille ans de couleurs et de formes peintes. Nos images étaient concrètes, sur papiers de riz , sur soies, toiles, panneaux de bois, murailles, parchemins, parois rocheuses... Nous avons discipliné nos mains pour qu'elles obéissent au doigt et à l'oeil aux plus subtiles de nos émotions... Nous avons broyé des pierres dures comme le lapis lazuli, lavé et calciné les ocres, distillé des essences et pressé des huiles, dissous de l'ambre, habitué nos narines aux extraits de pins, de lavandes et de cèdres, pratiqué toutes les alchimies possibles pour être légers, donner l'illusion des lumières et des ombres, aller aux confins magiques des apparitions, du silence, de l'amour et de l'horreur, des glaciations et des pourritures, des gloires et des séductions... Nous avons joué des 3000 degrés de contraste que nos yeux sont capables de voir, des accords incalculables entre les tons et les gris... Nos tableaux ont rendu la nature intelligible. Les corps furent empêchés de courir à leur perte. Dans les miroirs allait et venait la mort, mais dans les tableaux furent admirables et lumineuses les créatures... Les puanteurs, sueurs, varices, plaies, chicots, croûtes, pustules, crasses passaient leur chemin jusqu'aux sous-sols, mais qui pouvait se glisser dans le plan des peintures se donnait à voir au mieux des formes... Personne ne fut indemne du coup d'oeil des peintres, car il fallait partager, plus exactement se mettre à disposition en croisant les doigts, se soumettre au désir d'un autre pour un étrange mariage, indestructible sinon par le feu, les vandales ou la tombée en poussière sous des combles. Que reste-t-il de ces amours entre peintres et modèles? Partis comme sont envolés les R roulés des sopranes, disparus les mollets des ténors de Mozart? Que sont devenus les livres des vanités, les têtes de mort? Quand les images devinrent obscènes, posées par le photographe, aussi vraies que les cadavres, tournées par les cameramen, que les tableaux se réfugièrent en images dans les livres d'art, que les écoliers tuèrent les apprentis, que les couleurs furent affaire d'ingénieurs, que dans les dissertations les yeux ne virent plus que des proses de vaches, de fleurs, d'humanité tournante sur son nombril ou méchante ou dégueulasse... Les tableaux se replièrent en de savants musées, passés en revue comme des soldats de plomb, superbes et vains comme le "Victory" remonté sur un quai de Portsmouth, 120 canons astiqués aux sabords...
Il n'y a plus rien de social qui vaille la peine de la Peinture. Nos rues sont riches de monstres plus intéressants que les nains et les fous de Philippe II. Nos obèses sont beaux comme des médicaments, nos mémoires grouillent de cadavres plus éloquents que ceux du Radeau de la Méduse, nos traîtres vendent des semences de maïs, présentent des liquides à v aisselle, des yaourts affineurs de cuisses, jouent la comédie pégagogique des parties de cul , remplissent les avions d'âmes seules, balaient devant les portes des églises, temples, mosquées et synagogues... A Verdun, Auchswitz, Hiroshima les morts ont lâché la bride à la démocratie du plaisir, aux ivresses de la grande bouffe... Freud annonçait la couleur en installant des vautours dans les jupes de Sainte-Anne, en mettant les arrière-pensées à la place des âmes... Son neveu, Edouard Bernays, fit de toute citrouille un carrosse d'or et de toute image une friandise à consommer sans modération... Pavlov dressa les chiens. Les médias dressent les hommes, les déguisent en humain, leur font les glandes, les oreilles et les yeux comme se rebâtissent les pouffieux et pouffiasses fortunés dans les cliniques ad hoc... On fabrique des virus autrement efficaces que les dindons de Monet ou les pins de Cézanne pour secouer les hommes. Jérôme Bosch est une baraque foraine à côté des labos pharmaceutiques ou agro-alimentaires.
Il faut donc , si l'on est peintre, retourner en cabanne, fuir les dieux comme la peste, couper de-ci de-là quelques bourses pour des achats de couleur et de chiffons, se plaire comme Saint-Jérôme dans la compagnie des araignées, tourner le dos à ses fenêtres, et par petits morceaux couvrir les murs de sa prison, juqu'à ce que disparaissent les traces anciennes et les lumières de la ville, jusqu'au recouvrement de ce monde par des surprises singulières, comme si n'était visible que ce qu'on voit les yeux fermés et dépollués de désirs vendus. Ce sont des choses que l'on sait faire très tôt, quand on sèche le regard d'autrui, que l'on compte les heures avec son propre soleil ... Donc, se délivrant des pauvres images victoriennes, du romantisme de gare, du fantastique à roulettes, du merveilleux de bazar, des colifichets pour groupies et maîtres d'école, des resucées de sociologues et fleurs de psychanalyse, la Peinture peut se promener loin des bonnes et mauvaises langues des dîners de cons, des rassemblements sexuels identitaires, enfin décapée de la "Culture", enfin aux orties et prototype sous les greffes.... Elle se tatoue, se pose, s'accroche et se pense en-deçà et au-delà , propre à de frustes éclairs sur de vraies vies.
