Les cimetières suivent la mode. Ils s'habillent avec plus ou moins de sensualité, revêtent les agonies et les douleurs d'un mélange de gris et de fleurs qui civilise. Pendant des siècles on se blottit près de Dieu, dans les cryptes, sous les dalles des églises. Les puissants près du choeur, les humbles serrés dans un pré sous les cloches. On s'attendait à des résurrections et comme à toutes les fêtes on se pressait à l'entrée. Il n'y avait qu'un pas du jardin de curé à la fosse. Il fallait marcher sur les morts pour aller au baptême, se marier, retrouver ses amis, dire adieu. La vie était courte. Il ne suffisait pas de naître pour durer. Les mères enterraient quatre enfants pour en garder deux, les pères n'avaient pas le temps d'être grand-pères et les héritiers avaient toujours de bonnes jambes. Il fallait se résigner à la prière et aux bonnes actions, personne ne croyait à la chance mais le Ciel faisait ce qu'il voulait.
A quoi bon saluer les passants, se mettre sous de belles pierres, raconter sa vie à des inconnus? ... Les grands, ceux qui ne furent dupes, firent semblant de commander pour toujours, si hauts qu'à cheval ou en prières ils arrangeaient sur leur dépouille des faits remarquables, des paroles tranchantes ou de fausses humilités. Leur squelette ne pouvait que tomber en cendres mais leur nom sur des montures de pierre ou des épitaphes en latin passait les générations et durait comme les forteresses.
Les petits rêvent d'être gros, ils en ont les yeux et les canines, quelques fois la cervelle... A force de tendre l'oreille, de serrer les dents et d'ouvrir l'oeil, il suffit de trois successions pour passer d'une volaille à un commencement de hobereau, de quelques guerres pour aller du couteau à la rapière, de quelques femmes mieux roulées pour prendre de l'importance, d'une santé pour déménager du tas de fagots à la gentilhommière. Dans l'ancienne France on montait lentement de l'infortune à l'aisance, on payait très cher un bout de noblesse et plus cher encore l'honneur de mourir pour son Roi. Hélas, les philosophes sont gourmands : ils aiment l'audience, les flatteurs et la politique ... L'esprit leur tourne la tête dès qu'ils parlent de Raison, que leurs sandales glissent sur les parquets cirés du pouvoir... La mesure, le bon sens, les jugements de Salomon ne sont pas leur affaire. Ils grillent tous les feux rouges dès qu'il s'agit de précipiter les hommes dans la béatitude. Leurs dissertations leur tiennent lieu d'ancêtres. Sous prétexte de libertés et de bonheurs extensibles, ils nous ont donné des Droits Universels et ouvert l'appétit. Passés les premiers temps de la guillotine, de la noyade, de l'étripement des suspects vinrent les années militaires sous les pyramides, sur le Danube, l'Ebre, l'Elbe et le Tibre... Tous fleuves rougis par l'amour du genre humain et la naissance du Progrès... Dans ce débordement d'aventures, on se défit des perruques, des bas de soie et des souliers à boucle. Les dentelles disparurent des champs de bataille, on s'habilla de noir ou de brun dans les salons où le rouge, le bleu céleste, les tons framboises, citrons ou ventre de puce étaient ceux de Voltaire. L'Europe d'après 1815 n'était plus que religion et travail, négoces, vies bourgeoises et filatures... Dans les cimetières on commençait à s'attrister des raccourcissements imprévus de l'existence, c'est à dire des freins à l'amélioration du monde.... Les philosophes avaient fait descendre le Paradis sur Terre ... L'enfer n'étant pas très loin sous leurs pattes, les hommes construisirent des gares et des bateaux à vapeur pour s'écarter de la porte fameuse où il était écrit:" Lasciate ogni speranza voi ch'entrate..." Plus besoin d'ancêtres ni de grâces divines pour trouver son bout de gras dans un Paradis à portée de la main. Il fallait pourtant mourir, et cette contrariété suivait la courbe ascendante des niveaux de vie, de l'instruction et de la technique.
