L'AVENIR DES TOMATES ... (3)
   
La disparition des uns fit le bonheur des autres. La race supérieure et ses chefs charismatiques s’étant commués en collines de terreau que remuaient les vents, les campagnols et les vers rouges, on vit sur tout le Reich pousser des tomates et des fleurs dont les graines avançaient tous les ans de dix kilomètres, portées par les oiseaux. Des hybridations étranges avaient lieu dans des coins reculés, les formes changèrent et les couleurs se multiplièrent. Jamais génétique ne fut plus active qu’en détruisant les montages délirants des chemises brunes. Les clones avaient fini comme des bambous de quarante ans, tous ensemble et sans raison. La pourriture, ses dégagements de méthane et de souffre, les combustions de tripes et de cervelles entassées sur de grandes épaisseurs finirent par abolir les ADN artificiels bricolés par les savants fous. Les potagers expérimentaux, les aires de production de légumes génétiquement modifiés, faute de semailles renouvelées subirent les assauts de graines endormies depuis les années trente du vingtième siècle. Le lierre couvrit et fendit les murs de granit. Les orties se vautraient dans les pépinières. Il vint des lézards à profusion et des oiseaux innombrables pour débarrasser le Reich de ses mouches. Dans les immenses magasins du Parti les rayons tombèrent d’eux-mêmes après que les termites et le gel eurent fait leur travail. Des spores s’insinuaient par les vitres fendues, des rats échappés de tous les pièges refaisaient surface, dévoraient les emballages, se vautraient avec les insectes et les bactéries dans des festins incroyables.
jardin. verneusses. photo michel ducruet.
 
Ducruet.2008.©.
Pendant trois quarts de siècle fut dévoré tout ce qu’il était possible de dévorer sur ce Reich où rouillaient les portes, s’effondraient les toitures, tombaient les enseignes et les pylônes. Quelques statues tenaient le coup. Une des dernières à partir en morceaux fut celle d’Universa Germania, une blonde dorée à gros seins, portant au bras un gamin en tenue de combat qui brandissait un super-komunikator. Sur le socle étaient gravés quelques mots d’Henri Ford et un texte métaphysique de troisième ordre pour les clones des services d’information. Les lichens et les vents les avaient digérés depuis longtemps quand les évènements qui nous intéressent ont commencé. Fertilisés par l’immense processus de décomposition de la biomasse humaine, les sols qui donnaient depuis le XXIème siècle des signes d’épuisement, s’étaient remis à donner tout ce qu’ils pouvaient. Les progrès rapides de la végétation ( il fallait 20 ans pour qu’un stade devînt un petit bois) , l’arrêt des cheminées, des moteurs et des extractions firent baisser les renvois de CO2 dans l’air, le pic de méthane qui suivit la disparition des populations fut compensé en peu de temps par l’arrêt des élevages intensifs et le peu de survie des bovins, qu’ils aient crevé dans leurs feed-lots sans nourriture, qu’ils n’aient pu tenir le coup sans vétérinaires assermentés. Ce fut un triste spectacle que les millions de vaches laitières à l’agonie sur les chemins, empoisonnées par un pis énorme… poursuivies par des meutes de chiens et piquées aux yeux par des corneilles enhardies.
   
jardin. verneusses. photo michel ducruet
aubergine, tomaate, concombre. photo michel ducruet
Ducruet.2008.©.
Ducruet.2008.©.
Les paysages changent à toute vitesse quand les hommes disparaissent. Les bêtes des zoos se débrouillent pour se sauver. Les bétons deviennent poreux, les fenêtres tombent d’elles-mêmes, des animaux s’installent …. Le gel fait tomber les revêtements, râcle les peintures. La rouille s’insinue partout, les tuyaux crèvent. Une ville disparaît en un siècle, les chaussées prennent vingt centimètres d’humus et d’herbes folles, des graines germent dans les moindres fentes, les lianes grimpent sur les toits , les lampadaires s’abattent et les vents finissent de renverser ce qui tient à peine. Dans les campagnes, les routes sont invisibles, les chemins enfouis, les villages noyés de ronces. Des hardes de sangliers font 30 centimètres de lard, la nature se montre comme elle est : prolifique et indifférente. En avion on ne verrait que de la verdure, parfois quelques moignons de bâti, à peine plus émergés que les pyramides recouvertes du Yucatan. Les oiseaux sont aussi les grands gagnants de l’affaire, nourris sans limites, hébergés sans peine… Parfois des clairières où par hasard ou pour des raisons difficiles à expliquer se concentrent des légumes et des fruits retournés à l’état sauvage. Les greffes, les sélections, les croisements ne tiennent pas au-delà de deux générations et l’ordre primitif ne donne des chances qu’aux plus bâtards des arbres et des plantes… Tout ce qui réclame des soins crève. Triomphent les insectes, les fourmis à milliards, les blattes les papillons, les vermines… un bruit sourd et permanent monte en l’air, un bruit d’ailes, de pattes innombrables, de rostres et d’élytres, bruit de libellules, de frelons, de guêpes, bourdons, mouches et coléoptères, des passages rapides de hannetons, des bonds de sauterelles, des crissements interminables de grillons…Tels deviennent les reichs de mille ans, bouffés aux mites, voués aux déserts et aux forêts, paradis vidés des enfants de Caïn, repartis en arrière de millions d’années, tous les gènes désagrégés, tous les prophètes et les croyants remués de vers de terre, avalés, digérés et chiés en terreau par les taupes et les asticots…
   
   
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